TRAVERSE

édito juillet 2013 – Eric Durnez

édito juillet 2013 – Eric Durnez

Photogravité

Tu le sais, toute photographie est tragique.

Il n’y a pas plus de présent que de répit. Le vouloir figer est vain. Un sanglot dans les abysses.

Tu exaltes les gris et les noirs, irradies le bleu. Tu forces le trait et le grain. Tu auscultes la profondeur, cherches, trouves, fais sourdre des lignes cachées, scarifies, taches, dénigres, effaces, rappelles… Je ne sais pas comment tu t’y prends, quelle pensée est ce geste.

Et j’ignore ce que nos yeux recueillent de cet instant emprisonné.

Un jour, à Bamako, j’ai photographié un homme que je croyais endormi dans son fauteuil. J’avais pris mon temps (et le sien ), soigné le cadre, attendu l’ombre propice, bloqué ma respiration. Entendant le déclic, il m’a interpellé, apparemment très contrarié par mon larcin. Il ma dit que je devais lui donner de l’argent. J’ai fui.

C’était en 2001. Je venais de m’acheter un bel appareil argentique, lourd et prometteur.

Les premiers temps, j’ai profité de quelques voyages pour impressionner plusieurs dizaines de bobines. J’ai déboursé beaucoup d’argent pour les faire développer et tirer. Je voulais la meilleure qualité. Le soin et le temps que j’avais consacrés à ces rêves d’images valaient bien un surcroît de dépenses.

Je fus déçu bien sûr. Comment ne pas l’être ? Ce n’est pas tant la pauvreté graphique et le trop de sagesse de ces clichés qui nourrissaient ma perplexité. Il s’agissait plutôt, mais je ne l’ai compris que bien des années plus tard, d’un chagrin pitoyable, obsédant, comme doit l’éprouver celui qui a le sentiment, à l’approche de la mort, d’être passé à côté de la vie, de l’avoir frôlée, d’en avoir deviné les mirifiques possibilités sans avoir su y goûter et s’enivrer. Oui, cette illusion-là…

Plus tard, j’ai continué à photographier mais je me suis moins soucié du tirage. Des planches contact m’ont suffi. Ensuite, je n’ai même plus fait développer les films. La dernière fois que j’ai emporté avec moi le gros appareil, c’était il y a cinq ans, en Sicile. J’ai fait trois déclics (sur l’Etna) et je n’ai jamais achevé la bobine.. Le film est encore dans le boîtier, lequel gît quelque part au fond d’une armoire.

Pendant des années, je n’ai plus rien photographié.

Dernièrement, j’ai acheté un petit appareil numérique. Curieusement, alors qu’avec cet ingénieux engin, délivré du négatif, je peux prendre autant de clichés que je veux, ne devant plus me soucier d’économie, je l’utilise avec une incroyable parcimonie. Chaque prise de vue est précédée par une sorte de vertige, un avertissement lancé automatiquement par ma cervelle grincheuse : tu ne capteras pas.

Un autre jour, plus lointain, je me promenais sur un chemin tout blanc, quelque part dans les Landes. Au sol, une photo aux couleurs un peu passées. Le coin supérieur gauche est déchiré. L’image, au cadrage incertain, légèrement floue, a dû être prise avec un appareil jetable. Un couple, d’une trentaine d’année. Lui, placé derrière elle, enserre les épaules de celle qui est son amie ou sa femme (peut-être les deux). Ou alors sa sœur ?  Ils sourient béatement. Lui davantage qu’elle.

J’ai gardé pendant plusieurs années l’image de ces deux inconnus, posée sur ma cheminée. Je ne sais pas pourquoi. Ensuite, lors d’un déménagement, je l’ai perdue. Je les ai perdus.

Eric Durnez, juillet 2013

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